La Chronique de Lindos

La Chronique de Lindos est une inscription majeure pour comprendre la vie religieuse et culturelle de l’île de Rhodes à la fin de l’époque hellénistique. Il s’agit d’une stèle en pierre locale de 2,37 m de haut et 0,85 m de large. Elle a été découverte en 1904 à Lindos, sur la côte sud-est de l’île de Rhodes. Situé à une cinquantaine de kilomètres de la capitale rhodienne, le site était l’une des trois cités archaïques de l’île et continuait à prospérer aux époques hellénistique et romaine. C’était aussi le siège d’un sanctuaire de renommée internationale dédié à Athéna Lindia.

Vue depuis les propylées du sanctuaire d'Athéna Lindaia, sur l'acropole de Lindos (cl. G. Coqueugniot).

L'acropole de Lindos depuis le théâtre antique (cl. G. Coqueugniot). La Chronique de Lindos était réutilisée dans le pavage de l'église byzantine, à proximité du théâtre.

Un document composite

L’inscription (Musée national du Danemark, inv. 7125), longue de plus de 400 lignes, s’organisait en trois parties complémentaires mais distinctes.

La partie supérieure de l’inscription reproduit un décret du Conseil des Lindiens daté de 99 av. J.-C., qui ordonnait la préparation et l’érection de la stèle par deux secrétaires ou historiens locaux, Timachidas et Tharsagoras.

Les parties suivantes se répartissent en trois colonnes. Dans les deux premières, les secrétaires-historiens dressaient l’inventaire de 45 offrandes à Athéna Lindia qui avaient été exposées dans le sanctuaire, mais avaient disparu lors de l’érection de la stèle. Dans la première colonne étaient présentées des offrandes remontant à des temps mythiques, tandis que les offrandes de la seconde colonne avaient été offertes par des personnages historiques, notamment des souverains achéménides, des dynastes grecs et des rois hellénistiques. La dernière colonne, enfin, présente un texte de nature différente, qui relate quatre épiphanies divines, c’est-à-dire des apparitions miraculeuses d’Athéna Lindia.

Une inscription exceptionnelle, témoin d’une période de changements

Le caractère unique de la Chronique de Lindos repose sur l’agrégation dans un même document de trois genres épigraphiques bien connus par ailleurs.

La gravure d’un catalogue d’offrandes perdues semble relever d’un devoir de mémoire et de glorification du sanctuaire. Le catalogue, en citant les dédicaces perdues, rendait hommage à la déesse honorée dans chacune d’elles, mais aussi aux dédicants, ancêtres mythiques et dynastes plus récents. Il attestait du prestige ancestral dont jouissait le sanctuaire et encourageait les dédicaces futures. Le caractère assez tardif de cette inscription, plus de 300 ans après l’incendie qui détruisit la plupart des offrandes recensées, pourrait correspondre à un besoin de réaffirmer le prestige et la sacralité du sanctuaire, à une époque où les pirates ravageaient la Méditerranée orientale (R. Koch Piette).

Ce catalogue s’inscrivait également, au côté des récits d’épiphanie, dans un contexte de concurrence accrue entre les divinités à l’époque hellénistique, dans lequel les dieux guérisseurs attiraient de plus en plus les donations, au détriment d’autres divinités plus traditionnelles. Les offrandes — ou à défaut la liste de celles qui avaient disparues — et la description des apparitions divines, généralement de nature miraculeuse, apportaient les preuves matérielles du pouvoir de la divinité que requéraient désormais les pèlerins.

Un témoignage sur l’historiographie rhodienne au tournant des IIe et Ier s. av. J.-C.

Le travail demandé à Timachidas et Tharsagoras consistait principalement à établir un inventaire d’offrandes perdues à l’époque du décret, soient qu’elles aient disparues depuis longtemps, soit que leur identification ait été occultée, par la perte de leur dédicace par exemple. Ils devaient pour cela s’appuyer sur des témoignages anciens, soit des témoignages documentaires — inscriptions et documents d’archives — soit des attestations littéraires, notamment dans les œuvres d’historiens locaux. C’est également à la littérature antérieure qu’ils eurent recours pour relater les épiphanies de la déesse.

Fait rare dans une inscription, après chaque entrée — description d’une offrande ou d’une épiphanie divine —, les auteurs précisaient la ou les sources qui leur servirent pour cette entrée. Ainsi, l’offrande XXV (colonne C, l. 11-14) était :


 « (Offert par) les citoyens de Gela, un grand cratère, avec cette inscription :
‘Les citoyens de Gela à Athéna Patroia, en butin de ceux d’Ariaiton’,
comme le dit Xenagoras dans le premier livre de la
Chronika Syntaxis. »

Γελῶιοι κρατῆρα μέγα[ν], ὃς ταύταν εἶχε τὰν
ἐπιγραφάν· “Γελῶιοι τᾶ[ι] Ἀθαναίαι τᾶι Πα-
τρώιαι ἀκροθίνιον ἐξ Ἀριαίτου”, ὥς φατι Ξε-
ν[α]γόρας ἐν τᾶι Αʹ τᾶς χρονικᾶς συντάξιος.


Ces références bibliographiques sont très précises pour l’époque et attestent du travail historiographique mené en amont par Timachidas et Tharsagoras. Non seulement ils mentionnaient l’auteur sur lequel ils avaient basés leur description, mais également le titre de l’ouvrage consulté et le volume dans lequel se trouvait l’information recherchée. La grande majorité des auteurs cités dans l’inscription étaient les auteurs d’histoires et de chroniques locales, dont aucun fragment original n’a été conservé jusqu’à nos jours à l’exception d’Hérodote, sur lequel s’appuyait la description des offrandes XXIX par Amasis (C. Higbie, ch. 1).

La Chronique de Lindos et la bibliothèque de Rhodes

Aucun élément ne nous permet de confirmer la fréquentation par Timachidas et Tharsagoras de la bibliothèque qui existait près du gymnase de Rhodes. Néanmoins, ces deux secrétaires-historiens citaient de manière précise un nombre d’œuvres littéraires conséquent dans leur catalogue d’offrandes et dans leurs récits des épiphanies divines. Il existait donc sur l’île de Rhodes, au tournant du IIe et du Ier s. av. J.-C., une ou plusieurs collections littéraires conséquentes, auxquelles ces deux historiens avaient eu accès pour effectuer leurs recherches.

Bibliographie

  • Ampolo C., Erdas D., Magnetto A. (ed.), 2014, La gloria di Athana Lindia, Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia, serie 5, 6/1.
  • Blinkenberg Ch.,1912, La Chronique du Temple Lindien, Bianco Luno, Copenhague (édition princeps).
  • Higbie C., 2013, The Lindian Chronicle and the Greek Creation of their Past, Oxford University Press, Oxford.
  • Koch Piettre R., 2005, “La «Chronique» de Lindos, ou comment accommoder les restes pour écrire l’Histoire”, in P. Borgeaud, Y. Volokhine (ed.), Les objets de la mémoire. Pour une approche comparatiste des reliques et de leur culte, Bern, p. 95-121.
  • Massar N., 2006, “La « Chronique de Lindos » : un catalogue à la gloire du sanctuaire d’Athéna Lindia”, Kernos 19, p. 229-243 (online: http://kernos.revues.org/452).
  • Shaya J., 2005, “The Greek Temple as Museum: The Case of the Legendary Treasure of Athena from Lindos », American Journal of Archaeology 109, p. 423-442.

Auteur

Coqueugniot Gaëlle - décembre 2017